Les anciens abattoirs
Ecrit par M. Charles Decaen pour le journal communal N°15 de janvier 1990, Maire de Cambes-en-Plaine de 1965 à 2001.
Depuis que la commune a acheté cet ensemble immobilier pour être transformé en centre d’activité et réhabilité de nombreux habitants nous posent des questions sur ces abattoirs et leur activité dans le passé.
Je vais essayer de répondre à ces interrogations et à votre légitime curiosité et tenter de vous faire revivre ces abattoirs au cours d’une période relativement proche qui se situe entre les années 1925 à 1965. Période englobant la seconde guerre mondiale 1939/1945 qui a perturbé la vie de cette installation et sa destinée.
Pour éclairer ce récit, je dois vous dire, ou vous rappeler que le commerce de la viande depuis l’élevage des animaux dans l’assiette du consommateur a beaucoup changé au cours du siècle écoulé, ainsi que les conditions de vie et de richesse de notre alimentation.
Dans les années comprises entre 1900 et 1960, continuant les habitudes et les usages du siècle précèdent les bouchers achetaient des animaux (bœufs, vaches, veaux, moutons, porcs et chevaux) dans les fermes et sur les marchés des environs, eux-mêmes ou à des marchands de bestiaux intermédiaires suivant leurs besoins, l’importance de leur commerce et leurs possibilités. Ce genre d’achats s’appelle acheter à la traverse.
Je pense que beaucoup d’entre vous ont entendu parler des halles et marchés de La Villette à Paris, maintenant transféré à Rungis d’où l’on disait c’est le centre de la capitale, le nom des ouvriers débardeurs transportant et assurant le déplacement des quartiers de viandes (les forts des halles). Au cours de ce récit des mots bien spécifiques à la profession vont apparaître, leur définition sera donner à la fin de cet exposé.
Les animaux étaient tués avec un merlin masse ou un révolver spécial, découpés, nettoyés et arrangés par les soins des bouchers, de leurs employés ou des spécialistes affectés aux établissements.
Ce travail était effectué chez eux dans des bâtiments plus ou moins bien adaptés ou centres aux équipements souvent précaires et dépassés (les contrôles et l’hygiène étaient moins rigoureux qu’aujourd’hui)
Les anciens abattoirs de Caen datant d’environ 200 ans étaient situés rue de la gare entre l’Orne et les lignes de chemin de fer là où se trouve actuellement la Poissonnerie (poissonnerie aujourd’hui disparue). Atteints par la vétusté et ayant beaucoup souffert des combats en 1944 durant la bataille de Caen, ils disparurent vers les années 1950.
Les abattoirs de Caen reconstruit à Mondeville quelques années plus tard viennent fermer à leur tour victimes de la mutation du commerce et de la distribution alimentaire.
Il existait à Caen dans le même secteur près de l’Orne des établissements qui traitaient près des rivières les peaux, le suif et les os, les sous produits si l’on peut dire de cette activité.
Mais revenons à Cambes, à ses abattoirs, à ses installations et à ses activités.
On trouve dans des récits sur la commune des professions qui se rattachent au commerce des animaux et de la viande de boucherie (mégissiers, chevillards, maquignon et curieusement un arrêté préfectoral du 5 octobre 1905 autorisant un boucher, Monsieur Lequest à installer à Cambes une tuerie-abattoir à la même date une délibération du Conseil Municipal de l’époque instituant un service d’inspection et d’hygiène des animaux abattus ainsi qu’une taxe à la tête d’animal et au kilo de viande. Cet abattoir a-t-il fonctionné ! Quel était son importance ! Où était-il situé ?
Ce qui semble sûr, c’est qu’il n’y a pas de relation commune avec celles qui nous concernent et qui furent lancées à Cambes en 1927 par M. Garnier René dans les bâtiments d’une ancienne propriété agricole et développés par la suite.
Monsieur Garnier était un marchand de bestiaux chevillards, né à Condé-sur-Noireau, dont le père était également un marchand de bestiaux.
Profitant de la vétusté des abattoirs de Caen et d’une première évolution du marché Garnier, homme d’affaire, d’envergure, énergique et entreprenant, véritable meneur d’hommes, installait son entreprise, construisant abattoir, boyauterie, frigos, bouverie, boucherie de détail, dortoirs, sanitaires, sanitaires, bureaux etc … auxquels s’ajoute garages, parc de camions bétaillère ou climatisés pour les transports et livraisons. C’est une entreprise de pointe employant soixante dix personnes (tueurs, bouchers, charcutiers, boyautiers, chauffeurs, mécaniciens, employés de bureau, comptables et personnel d’entretien.
Les animaux nécessaires à la marche, une bonne centaine par jour sont achetés dans les fermes et sur les marchés des environs et de l’ouest de la France (Bayeux, Vire, Villers-Bocage, Torigny, St-Lo, Laval, Lessay, Château Gontier, Cholet, Châteaubriand pou ne citer que quelques uns)
Ces animaux arrivent à Cambes-en-Plaine transportés par les camions bétaillère de l’entreprise ou de louage par train à la gare de Cambes ou de Caen. Ils sont ramenés en troupeaux par la route et séjournent avant l’abattage dans la boucherie ou à l’herbage.
La viande dépecée et préparée est vendue sur place par quartiers ou expédiée par camions vers Paris, l’est et le Sud-est de la France, la Belgique, la Hollande et l’Allemagne (l’Allemagne pays que nous allons retrouver plus loin pour différentes raisons)
Les abats sont vendus en charcuterie, les peaux ou cuirs sont dirigés sur les tanneries, le suif vers les savonneries, les os, les cornes et les pieds vers les fabriques d’engrais et de poudre.
Toute une filière et un cheminement pour ce centre d’abattage industriel qui étouffe dans ses limites de bâtiments et de surface, mais pourtant suivant la demande et les besoins, les journées sont longues et dures. Parfois, on tue, dépèce, découpe, transporte vers les camions ou les frigos de 4 heures du matin à 22h00 voir minuit, puis les camions partent roulant souvent de nuit pour rallier leur destination.
L’histoire pourrait s’arrêter là. L’entreprise est lancée après quinze ans de lutte, parfois difficile, avec des déboires et beaucoup de travail, des affaires et des travaux toujours en chantier.
C’est 1939 et la drôle de guerre : Garnier âgé de 40 ans sans enfant, part mobilisé comme officier, laissant sa femme seule qui continue quelques mois jusqu’à l’Armistice de juin 1940.
1940, la débâcle, l’arrivée des Allemands : Garnier incorporé dans l’armée française avancée en Belgique (qui sera bousculée et coupée par l’avance allemande sur Dunkerque) est fait prisonnier mais s’évade très vite et rentre à Cambes.
Vienne ensuite quatre années d’occupation allemande. La boucherie est rapidement et progressivement occupée dans sa totalité par l’armée allemande. Garnier, bon français, de caractère difficile n’aimant pas les Allemands cohabite mal avec l’occupant, il est finalement mis à la porte de chez lui et de son établissement.
Un détachement allemand employant des civils s’installe à la boucherie, occupe le château, l’école, plusieurs maisons du village et devient un centre de ravitaillement pour l’armée d’occupation qui stationne sur la côte dans les blockhaus du mur de l’Atlantique.
Pendant ces quatre ans, dans les locaux d’emprunt de Cambes et d’Epron, Garnier maintien malgré les rigueurs de l’occupation une mini activité locale.
C’est 1944, le débarquement et la bataille pour Caen en juin et juillet. Avec son dernier camion « un Latil », Garnier servi par un courage fait d’intrépidité et de devoir transporte des blessés vers l’hôpital et le Bon Sauveur.
L’enfer s’arrête.
Le champ de bataille s’éloigne, la guerre se termine, Garnier rentre chez lui et reprend possession de ses abattoirs sinistrés bien entendu, répare, reconstruit, réorganise, agrandit, améliore son entreprise qui atteint son maximum vers les années 1950/1955.
Et puis les difficultés surviennent, une vie personnelle impossible, ménage dissolu, inconstance conjugal accompagnés de revers financiers dans l’entreprise et de la continuelle mutation dans le domaine de l’alimentation, les abattoirs sont mis en liquidation judiciaire et ferment définitivement en 1965.
Rachetés par un propriétaire privé et loué en partie aux vins de France, société qui vient de partir. Les bâtiments ne retrouvèrent pas la pleine utilisation.
Que devient René Garnier ?
Malgré la soixantaine largement passée, dans un premier temps, il dirige un abattoir à Metz puis malgré son aversion motivée par des événements lointains et proches, il passe en Allemagne ou il dirige une importante centrale d’achat de bestiaux pour un abattoir allemand. Il est décédé très âgé il y a 3 ou 4 ans.
Voici résumé surement bien incomplet, la vie mouvementée des abattoirs et de leur fondateur. Vie qui a marqué Cambes-en-plaine pendant une période ou l’histoire s’emballait. Puisse notre centre d’activité connaître le succès dans ces bâtiments d’une entreprise qui a donné en son temps beaucoup d’espoir et de mouvement à notre commune et ou deux générations d’hommes et des femmes ont durement travaillé comme le voulait l’époque alors que toutes les valeurs basculaient et que chacun s’interrogeait.
C’est sur cette même interrogation de l’avenir qui comporte une part d’inconnu que je termine ce récit.
LEXIQUE | |
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Mégissier | Ouvrier sachant préparer par tannage les peaux brutes pour les rendre souples et propres à l'utilisation (Jean Mare dont nous avons donné le nom au lotissement était un mégissier). |
Chevillard | Boucher qui vend à la cheville, vendre à la cheville, vendre en gros et demi-gros la viande dépecée (expression en usage parmi les bouchers de Paris) On dit dans le même sens, commerce à la cheville. Locution tirée de ce que la viande était accrochée à des chevilles. |
Acheter à la traverse | Se dit mettre d'accord sur un prix intermédiaire entre le prix demandé et le prix proposé. Cette locution venant curieusement de prendre un chemin raccourci : prendre un chemin de traverse. |
Fort des halles | Hommes solides et suffisamment forts pour porter des quartiers de viande de 200 kg (un bœuf fendu en son milieu) Depuis le début de la troisième République une délégation de forts des halles portent le muguet au Président de la République le 1 er mai. |